Fragilité bucco-dentaire chez les personnes âgées
Depuis plusieurs mois maintenant, nos SUNSTAR CONVERSATIONS PRO - dédiées aux professionnels de la santé - voient des experts discuter des défis de la santé bucco-dentaire tels que la prévention des caries et des maladies parodontales, le changement de comportement, l'hypersensibilité dentinaire, de la grossesse jusqu’à l'âge adulte.
En septembre, le Prof. Dr. Martin Schimmel et le Prof. Dr. Georgios Tsakos se sont entretenus sur les défis oraux de la population vieillissante. Le vieillissement s'accompagne d'une augmentation des limitations physiques et d'un déclin progressif des fonctions corporelles. Dans le domaine de la santé bucco-dentaire, c'est ce qu'on appelle la « fragilité bucco-dentaire », un concept qui a un impact sur la santé générale, le bien-être et la qualité de vie et dont la prévention aide les patients à garder une bonne santé plus longtemps au cours de leur vieillesse. Découvrez ce que nos experts ont dit sur cette notion relativement récente.
Fragilité, fragilité bucco-dentaire et hypofonction bucco-dentaire
Il n'y a pas une définition simple de la « Fragilité ». La définition la plus utilisée de Fried et al [1] remonte à il y a 20 ans, et évoque un syndrome clinique des personnes âgées où s’expriment trois symptômes ou plus parmi une liste comprenant une perte de poids involontaire, une sensation d'épuisement, une sensation de faiblesse, une force manuelle faible, une marche lente et une faible activité physique. C'est un phénotype de fragilité très physique, mais la définition peut aussi inclure des éléments cognitifs et même des aspects environnementaux. En tant que dentiste traitant des personnes âgées et des patients gériatriques, le Dr Schimmel a vu ce concept de « fragilité » arriver en dentisterie par le biais des gériatres. Un patient fragile d'un point de vue médical sera globalement faible et probablement dépendant de soins. Cette fragilité a alors un impact sur la santé bucco-dentaire : sur la capacité à se nettoyer les dents, à préparer un repas sain, etc. La fragilité est une affection assez répandue chez les personnes âgées : plus de 10 % de la population âgée en souffre.
Le concept de « Fragilité bucco-dentaire » est assez nouveau et vient du Japon, où les dentistes sont historiquement plus impliqués non seulement dans les soins des dents et des maladies bucco-dentaires, mais aussi dans les fonctions orales. Un article [2] publié en 2018 par la Japanese Society of Gerodontology dans le journal Gerodontology définit le concept de « fragilité bucco-dentaire » comme une étape préalable au concept d’« hypofonction bucco-dentaire», c’est-à-dire une diminution de la fonction bucco-dentaire due aux maladies des gencives, caries et autres, une diminution de la force occlusale et une sarcopénie des muscles masticateurs. La maladie a été incluse dans le système de santé japonais, avec des seuils pour des paramètres spécifiques tels que la diminution de la fonction et de la pression de la langue, de la fonction des lèvres, de la force occlusale, de la fonction masticatoire et de déglutition, ainsi qu'une mauvaise hygiène bucco-dentaire et une sécheresse buccale. Pour le Dr Tsakos, « nous utilisons la même terminologie, mais les concepts de « Fragilité » et de « Fragilité bucco-dentaire » ne sont pas exactement les mêmes. D’un point de vue de santé publique, s'il est important d'examiner les aspects fonctionnels autour de la bouche, il est également très pertinent de voir comment la bouche s'intègre dans le tableau plus large de la fragilité et du vieillissement en bonne santé ». Cela nous fait réfléchir à la façon dont la santé bucco-dentaire est liée à la fragilité globale car elle comprend également des aspects cognitifs, des aspects environnementaux et pas seulement des aspects physiologiques et fonctionnels. La santé bucco-dentaire est affectée par la fragilité globale mais, en retour, l'affecte également. Plus que cela, il s'agit de savoir comment maintenir la santé bucco-dentaire lorsqu’un patient est fragile et à quel point cela est important pour un vieillissement en bonne santé. C'est un défi clinique et un défi de santé publique aussi.
Résolution de l'OMS et la décennie du vieillissement en bonne santé
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a qualifié la prochaine décennie jusqu'en 2030 de « décennie du vieillissement en bonne santé ». Les raisons en sont bien sûr la transition démographique mais aussi la transition épidémiologique en santé bucco-dentaire avec une population plus âgée et aux besoins plus importants. Vieillir en bonne santé signifie maintenir un bon niveau de santé et de santé bucco-dentaire, mais aussi garder intacts les rôles sociaux et une bonne qualité de vie jusqu’à la fin.
Le modèle de soins traditionnel ne pourra pas faire face au vieillissement des sociétés. Les personnes âgées constituent un groupe important de la population qui ne peut pas être traité comme les autres. Les programmes des écoles dentaires mais aussi les dentistes en exercice doivent également se mettre à jour, afin de pouvoir prendre soin de cette population.
La stratégie mondiale de la résolution de l'OMS sur la santé bucco-dentaire envisage une approche sur le long cours, tout au long de la vie, du vieillissement des populations et de la réintégration de la bouche dans l’ensemble du corps. L'opportunité consiste à reconnaître cela plus tôt, avant que les gens ne vieillissent et n'aient de problèmes, afin d'avoir une bonne santé bucco-dentaire tout au long de la vie et de bons comportements et habitudes. Les dentistes doivent s'attaquer au problème du vieillissement des patients, car leur charge de travail sera probablement très concentrée sur les patients âgés dans les années à venir. Des statistiques du Japon montrent que la prévalence des caries augmente avec l'âge tandis que la prévalence des maladies parodontales reste la même tout au long de la vie. Mais ensuite, à partir de 60-70 ans, les patients se plaignent alors de la perte de la capacité de mastication et la résolution de ce problème fonctionnel devient critique, puisque les patients risquent de perdre du poids à cause de nombreux facteurs en lien avec la fragilité bucco-dentaire, comme l’incapacité de s’alimenter, une maladie des gencives ou des douleurs dans la bouche. Les dentistes doivent devenir « plus médicaux » pour aborder le patient dans son entièreté et en particulier chez les patients fragiles et collaborer encore plus avec les médecins.
« Il y a un réel besoin, et nous devons être conscients que chez nos patients âgés, il y a bien plus que fraiser et obturer ou extraire une dent… Nous devons avoir une image complète des patients, que ce soit la polypharmacie, la multimorbidité ou les aspects logistiques comme la façon dont ils viennent au cabinet, peuvent-ils vraiment venir deux fois par an, comment doit-on organiser cela au niveau individuel… Ces points doivent être traités. Il y a ici une opportunité pour la dentisterie de se rapprocher de la médecine », déclare le Dr Schimmel.
Des initiatives pour adapter les soins aux patients âgés
Il existe un consensus sur le fait de devoir se brosser les dents deux fois par jour parfaitement mais les barrières pour appliquer cela sont trop élevées chez les personnes vivant en EHPAD par exemple. En effet, des recherches provenant de l'Université de Cologne du Dr Barber et du Dr Noack par exemple montrent que nous devons trouver de nouveaux concepts sur l'hygiène bucco-dentaire qui soient applicables en termes de main-d'œuvre.
La dentisterie du passé aurait pu dire « si vous ne pouvez pas nettoyer les dents, pourquoi ne pas simplement retirer toutes les dents et mettre des prothèses complètes ». Mais l'édentement est la dernière étape de la déficience bucco-dentaire. Les appareils dentaires sont des prothèses et aucune fonction et sensation appropriées ne peuvent être obtenues sans dents, même avec des implants. Le Dr Tsakos a même tendance à dire à ses étudiants que l'édentation est en fait plus ou moins l'équivalent de la mortalité dans le domaine de la santé bucco-dentaire. Les tendances épidémiologiques récentes montrent que la prévalence de l'édentement est relativement faible, ce qui est bien sûr un motif de célébration mais aussi une responsabilité, celle de maintenir ces dents en bonne santé. Des recherches récentes abordent également maintenant comment une santé bucco-dentaire adéquate peut être assurée chez les personnes confinées à domicile ou dépendantes de soins à domicile.
Différentes méthodes sont essayées dans différents pays, les choses bougent. En Suisse par exemple, l'idée d'avoir une assistante dentaire spécialement formée, pas nécessairement hygiéniste, se rendant une fois par semaine dans les maisons de retraite pour brosser les dents des patients a montré un impact significatif sur la santé bucco-dentaire. Au Royaume-Uni, alors que la santé bucco-dentaire des adultes vulnérables dans les maisons de soins était négligée, il y a eu ces dernières années des directives pour impliquer davantage les parties prenantes et définir des programmes pour prendre soin de l'hygiène bucco-dentaire de ces patients.
Dans l'ensemble, nous devons tirer les leçons de ces initiatives pour établir les meilleures pratiques au niveau mondial, pour tous les pays, mais l'accent doit être aussi mis sur ce qui se passe avant même que les personnes n'entrent dans les maisons de soins, car les données longitudinales avec un suivi de 5 à 13 ans montrent en effet que les marqueurs de santé orale sont également des indicateurs très fiables de la fragilité plus tard dans la vie.
Que peuvent faire les dentistes en cas de fragilité bucco-dentaire ?
Si des dents sont perdues, c'est déjà un peu tard mais quand cela arrive, la fonction peut encore être retrouvée, un peu mieux avec des implants dentaires qu’avec des prothèses amovibles.
Il y a une émergence d'appareils d’entraînement oral, par exemple des petits caoutchoucs de dureté différente pour entraîner les muscles masticateurs ou augmenter la coordination des structures faciales mais ils n’en sont encore qu’à leurs débuts.
Il existe aussi de nouveaux appareils venus du Japon pour mesurer la pression de la langue, basé sur un petit ballon que la langue appuie contre le palais. L'efficacité de mastication peut également être mesurée par l’extraction de glucose après mastication d’un morceau de gomme. Tous sont de très bons prédicteurs de fragilité plus tard dans la vie.
Cependant, bien que le nombre de dents restantes soit important, leur état de santé l’est aussi pour la fonction orale et la qualité de vie. En effet, l'étude sur le poids mondial des maladies montre que la maladie bucco-dentaire la plus répandue dans le monde reste encore la carie, dans la denture permanente et non dans la denture primaire. La carie n'est pas une maladie de l'enfance, au contraire, elle est répandue jusqu'à tard dans la vie et la carie radiculaire est un problème majeur. Et les études montrent à quel point la carie a un impact sur la qualité de vie. La prévention est cependant possible avec un régime alimentaire adapté, une hygiène bucco-dentaire correcte, un dentifrice à haute teneur en fluor ou encore par exemple l’application de fluorure de diamine d'argent qui s'est avéré assez efficace dans certaines études, bien que l'agent ne soit pas disponible dans tous les pays et ait tendance à noircir les dents.
En somme, face à un patient fragile, le dentiste ne peut pas ne rien faire et doit savoir le prendre en charge de façon bienveillante.
La prévention précoce pour mettre les personnes sur une bonne trajectoire lorsqu'elles sont jeunes et la prévention de la perte des dents tout au long de la vie permettront une denture fonctionnelle sans prothèse amovible chez les personnes âgées et une meilleure qualité de vie jusque tard dans la vie.
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Sources :
[1] Fried LP, Tangen CM, Walston J, Newman AB, Hirsch C, Gottdiener J, Seeman T, Tracy R, Kop WJ, Burke G, McBurnie MA; Cardiovascular Health Study Collaborative Research Group. Frailty in older adults: evidence for a phenotype. J Gerontol A Biol Sci Med Sci. 2001 Mar;56(3):M146-56. doi: 10.1093/gerona/56.3.m146. PMID: 11253156.
[2] Minakuchi, S, Tsuga, K, Ikebe, K, et al. Oral hypofunction in the older population: Position paper of the Japanese Society of Gerodontology in 2016. Gerodontology. 2018; 35: 317– 324. https://doi.org/10.1111/ger.12347